Avant-propos : ce texte a été publié à l'origine sur le site Forgotten Generation. Il s'agit d'une nouvelle mettant en scène une histoire liant les destinées de Ghost Woman (BD américaine anonyme traduite par mes soins) et de Dark Fates (BD que je réalise pour le fanzine Forgotten Generation).
Il s'agit d'un des premiers projets visant à construire un univers cohérent à partir des créations des auteurs du fanzine, renforçant ainsi les liens entre les parties physique et numérique de notre fanzine.
DARK FATES : La femme fantôme
par Florian R. Guillon
La guerre était encore bien vivace
dans les esprits. Sur l'île d'Üger, pourtant, les ravages avaient
été bien moindres que sur le continent européen. Le gouverneur
auto-proclamé de ce territoire resté sans maître depuis la fin de
la Première Guerre Mondiale, un certain Klaus Röser, était parti
sur le front européen pour ne jamais en revenir. Néanmoins, les
habitant de l'île ne sentaient pas vraiment la différence dans la
vie de tous les jours. Et cela était valable pour tous les
habitants, y compris ceux qui n'étaient pas vraiment... humains.
Claudia Rosny se souvenait de cette
époque, de ces sensations qu'elle pouvait ressentir quand elle était
encore vivante. Sa vie s'était achevée tragiquement dans un ultime
acte de bonté adressé à son aimé. Malheureusement pour elle, ce
dernier n'avait jamais pu l'épouser, un monde entier les séparant :
John Gillian avait pour lui la fortune, tandis que Claudia était
issue de la roture. John s'était donc marié à une femme de son
rang, Theresa Wilhem, qui rendit son dernier souffle quelque temps
plus tard en mettant au monde une petite fille que l'on crut morte
elle aussi, suffisamment longtemps pour que John, retenu bien loin de
son épouse, ne sût jamais la vérité. Mais la bonne âme de
Claudia la fit traverser toute l'île à un train d'enfer à bord
d'une voiture de location afin de lui apprendre le sort de sa fille.
Le sort avait voulu qu'elle périsse au volant avant d'avoir atteint
sa destination...
Mais comme pour lui permettre
d'accomplir sa tâche sur Terre, une puissance supérieure avait fait
d'elle un fantôme. Elle put donc retrouver l'homme qu'elle avait
aimé et le sauver d'une mort certaine des griffes d'une meute de
loups-garous. John Gillian, qui avait perdu jusqu'alors tout but dans
l'existence, se sentit soudain investi de la mission de chasser
jusqu'au dernier spécimen de la meute qui l'avait attaqué. Claudia
fut alors satisfaite de constater que, malgré le fait qu'il ne
savait toujours pas que sa fille était bel et bien vivante, la
mission qu'elle avait pu mener à son terme avait permis au seul
homme qu'elle avait jamais aimé de reprendre pied dans son
existence. Elle pensait à ce moment-là pouvoir reposer en paix.
Mais elle se trompait lourdement...
Son âme et son corps fantomatique
restèrent attachés à l'île d'Üger longtemps après le départ
définitif de John Gillian et son retour dans son Ecosse natale. Sa
non-existence était devenue insupportable : elle était toujours
privée de tout contact avec les êtres humains qu'elle voyait, car
eux ne la voyaient pas et ne l'entendaient pas. Bien entendu, Claudia
avait appris à se rendre tangible un court instant, et les années
suivantes, elle était même parvenue à devenir visible et audible,
mais jamais au-delà de quelques secondes. Elle avait toujours
cherché à se cacher des médiums et des gens dont la perception
sensorielle était artificiellement modifiée, car pour elle, ils ne
pouvaient être ni de bonne compagnie, ni de bonnes intentions.
Le temps passait, et le fantôme de
Claudia était condamné à observer les changements qui jalonnaient
le siècle qui continuait à s'écouler sans elle. Son fardeau était
de regarder le monde inconnu sans répit, mais surtout sans pouvoir
révéler la moindre chose à qui que ce fût. Tout ce qu'elle avait
voulu connaître de son vivant, toutes ces vérités cachées, tout
était à sa portée, et vers la fin du Xxè siècle, elle en savait
beaucoup plus qu'elle n'aurait jamais cru possible. Elle se souvenait
du mythe de Faust, où le vieux docteur avait vendu son âme au
diable contre une chance de pouvoir vivre à nouveau et apprendre
toujours plus. Claudia se sentait comme dans cette situation, mais
elle était morte et aucune opportunité de revivre ne s'était
présentée à elle. Les rares créatures surnaturelles qu'elle avait
croisées jusqu'ici n'avaient aucune connaissance particulière en la
matière. Puis vint finalement un jour où une voix s'éleva à sa
vue.
Claudia regardait, les yeux
écarquillés, l'homme qui venait de pénétrer dans l'ancienne
demeure de John Gillian, laissée à l'abandon. Son visage était peu
visible, la silhouette de l'individu étant en contrejour dans
l'encadrement de la porte, et derrière lui brillait un fort soleil
printanier. Devant l'expression surprise de la femme fantôme,
l'inconnu répéta :
"Je disais : je ne m'attendais
pas à trouver une jolie femme ici."
L'expression de Claudia changea, mais
l'homme ne lui laissa pas le temps de répondre :
"Vous êtes de la famille Gillian
?
Claudia, abasourdie par une telle
référence, fit un effort surhumain pour articuler :
-Vous connaissez John ? Il est devenu
quoi ?
-Je ne sais pas, en fait. J'ai juste
entendu parler d'un certain Gillian qui vivrait dans le coin. Je peux
entrer ?
Etonnée d'une telle question, Claudia
l'invita à franchir le seuil, et tandis que l'homme cherchait un
endroit où s'asseoir, elle put enfin le contempler : il portait des
habits simples (une veste et un pantalon un peu élimés) et, selon
ce qu'elle avait eu l'occasion d'observer auparavant, modernes. En
revanche, il lui était difficile de cerner son âge, car son visage
était caché par ses cheveux longs et lisses et sa barbe presque
aussi longue, elle aussi d'un noir de jais. Ses yeux, quant à eux,
étaient protégés par des lunettes noires qu'il n'avait pas pris la
peine d'enlever en entrant. Posant son curieux bâton, il reprit la
parole :
-Je vous remercie. Je ne suis pas très
familier de ce monde, vous savez, sans vouloir vous faire peur.
-C'est John qui est revenu, et vous le
cherchez, n'est-ce pas ?
-John, Joe, un truc comme ça...
-Vous êtes un médium ?
Les sourcils de l'étranger se
relevèrent dans un signe de surprise.
-Heu... Pourquoi vous me demandez ça
?
-Vous arrivez à me voir et à
m'entendre, et vous ne semblez même pas étonné...
-Mais vous êtes devant moi... C'est
normal, non ?
Claudia se dirigea vers une table
fracassée, et passa sa main fantomatique à travers.
-Vous êtes un fantôme, vous aussi ?
L'homme eut un petit rictus.
-Pas que je sache, non. Je crois que
vous êtes le premier que je vois. Enfin, depuis que je suis là.
Claudia regarda calmement son
interlocuteur : il ne semblait pas avoir peur, et le frisson
d'excitation qu'il avait pu ressentir en voyant un fantôme pour la
première fois n'avait rien de comparable en intensité avec tout ce
qu'elle avait pu remarquer chez les "experts" en surnaturel
et autres individus avides de sensations fortes. Elle prit donc un
ton posé en faisant un léger sourire :
-Si vous n'êtes pas un fantôme,
alors qu'êtes-vous ? D'où venez-vous ?
L'homme se redressa rapidement, et
répondit avec une sorte de fierté, comme s'il avait attendu ce
moment :
-En fait, j'ai toujours vécu dans
l'ombre de mon frère. Enfin, l'ombre... C'est une façon de parler.
Disons que j'ai toujours été là pour lui, mais il ne l'a jamais
su. Et maintenant que je suis là, je ne sais pas encore si je vais
le lui dire... ni comment je pourrais, d'ailleurs. Il n'a jamais su
que j'existais.
-Je vois ce que vous voulez dire, dit
Claudia avec compassion. Moi aussi, j'ai vécu dans l'ombre, et mon
"après-vie" elle-même est une solitude sans fin. Personne
ne peut me voir. A part vous, bien entendu.
-Si vous voulez tout savoir, je ne
suis pas un spectre. J'ai une forme physique, mais je n'en suis pas
dépendant. En fait, je crois être proche du concept de la divinité.
C'est un de mes objectifs à accomplir en ce monde.
-Impossible. S'il y avait eu un dieu,
il m'aurait déjà rappelée à lui.
L'homme fit un large sourire.
-De ce que j'en sais, ce dieu est
absent. Mais les autres ne sont pas tout à fait pareils, ils sont
d'un concept totalement différent.
Il se pencha pour ramasser son bâton,
en s'excusant :
-Je vous prie de me pardonner, mais je
vais devoir vous laisser pour le moment. Je repasserai bientôt,
mademoiselle... ?
-Mon nom est Claudia. D'ailleurs,
j'ignore aussi le vôtre.
L'étranger agrippa son bâton avant
de répondre sur un ton presque solennel :
-Appelez-moi Ewen. Vous n'avez pas
encore fini d'entendre parler de moi."
Alors que le dénommé Ewen prenait la
porte, un rayon de soleil fit briller la partie supérieure de son
bâton ; celui-ci était surmonté d'une sphère cristalline rouge,
mais Claudia eut un étrange frisson en voyant que cette sphère
était enchâssée dans nulle autre qu'une main squelettique qui avait
jadis appartenu à un humain...
Illustrations :
-logo Dark Fates par Florian R. Guillon (2008)
-extrait de Ghost Woman (1945)
-Ghost Woman par Florian R. Guillon (2012)
(premier design par Florian R. Guillon, 2009)
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